Clinique des états limites : l’analyste aux limites des son état

Une affiche en guise d’introduction.

Quand on me demanda ce que je voulais mettre sur l’affiche qui annoncerait cette conférence, j’eus immédiatement en tête une représentation en miroir avec : d’un côté une des bêtes du tableau de Picasso « Guernica » et de l’autre le titre, « clinique des états limites : l’analyste aux limites de son état».

Le tout faisait un ensemble constitué de deux parties nettement séparées dans lesquelles je pourrais déjà identifier implicitement le contenu de mon exposé.

Le côté occupé par ‘la bête’ me paraissait renvoyer clairement à la partie folle portée par le patient, alors que l’autre mise en mots pouvait représenter la part de l’analyste dans sa fonction d’interprète, malmenée cependant, puisque je le présentais aux limites de son état. J’introduisais de la sorte ce que, des limites et du fonctionnement en miroir, la clinique de ces cas questionne chez l’analyste lui même.

Quand je vis l’affiche réalisée à partir de ce que j’avais transmis de ces éléments verbalement et sans croquis, je ne pus qu’admirer une fois de plus le travail de l’inconscient.

Je me suis trouvée, en effet, devant un ensemble dont la première caractéristique perceptive me parut l’indifférenciation des éléments. Ce que ma logique, sans doute défensive, de transmetteur, avait voulu très lisible, l’inconscient de celui qui avait entendu ce que je lui disais l’avait réinscrit dans l’indifférenciation. Tant mieux car c’est bien d’elle dont il s’agit dans la clinique des états limites dont je parlerai à présent.

Définition brève des états limites : entre psychose et névrose.

Les patients qui présentent une organisation de personnalité de type « états limites » ou « borderline » comme les anglo-saxons les désignent, n’entrent pas dans le cadre nosographique usuel différenciant le champ de névroses de celui des psychoses. Ces patients se situent à la frontière, entre les deux.

Sans que les auteurs s’accordent à parler à leurs propos de structures particulières, certains soulignent qu’ils ont en commun une structure du moi pathologique spécifique et stable.

La clinique permet de constater qu’ils empruntent des éléments de fonctionnement tant dans le champ de la psychose que dans celui de la névrose. Ainsi, les défenses névrotiques et les fonctions du moi qui sont encore indemnes donnent à ces patients la possibilité de présenter une façade superficiellement conventionnelle, alors que par ailleurs, ils fonctionnent en grande partie à un niveau symbiotique de pré-individuation qui remonte à un stade du développement du moi se situant chronologiquement avant la période de différenciation nette entre monde intérieur et monde extérieur.

On pense à leur propos à la survenue d’un trauma précoce dans la période précédant ou suivant l’acquisition du langage et correspondant à la phase normale de symbiose mère-enfant qui, de ce fait, ne serait pas résolue en une individualisation du moi suffisante. Ce trauma ne résulte pas nécessairement d’un événement exceptionnel de la vie du patient. Il peut être tout simplement de l’ordre du quotidien, inscrit dans le cadre d’attitudes habituelles des parents qui caractérise l’ambiance affective. Celle-ci est transmise par la communication verbale et non verbale, dans laquelle se construit l’enfant en relation avec sa mère, son père et son entourage.

Quelques exemples en guise d’illustration.

Suzy a le sentiment que sa mère l’a toujours détestée et plus encore après la naissance de ses deux frères, bien que dit-elle, elle s’occupait d’elle comme d’une poupée (ce qui en faisait un objet).
D’un côté il y avait de nombreuses paroles agressives qui l’attaquaient et attaquaient le lien et de l’autre des gestes qui pouvaient être pris comme une expression d’amour. C’est cette ambivalence qui a laissé Suzy dans l’incertitude la plus totale quant au sens de la présence de sa mère. Pendant quelques années elle trouva du réconfort auprès de son père, bien qu’il fût un homme violent avec son épouse. Mais elle finit par y renoncer en prenant conscience qu’il était méprisé par tout son entourage. Rien ne s’arrangea en grandissant et depuis de nombreuses années elle s’est enfermée dans un rôle de ‘trouble maker’ qui a des conflits qui lui prennent tout son temps et son énergie. Ils la laissent vide et incapable de terminer des études qui la rendraient indépendante. A la place de cela, elle reste « collée » à sa mère avec qui elle se dispute à longueur de journée.

Loulwa, elle, a le sentiment d’avoir été la fille de deux mères, la sienne et celle de sa grand-mère maternelle à qui sa mère la « cédait » sur l’insistance de celle-ci. A travers ces va et vient de l’une à l’autre, Loulwa a le sentiment de ne pas avoir eu une grande importance pour la première et de ne pas avoir donné de l’importance à la seconde. « J’étais perdue entre les deux, dit-elle, mais quand je suis revenue à la maison, après la naissance de ma sœur, j’ai su que j’avais définitivement perdu ma mère
». Dans le cas de Loulwa, la relation sans cesse interrompue et vécue en termes conflictuels entre les deux femmes a empêché un investissement en continu. Loulwa perd et se perd sans cesse sans jamais s’engager dans aucune relation, Elle a le sentiment de ne jamais avoir eu un père à ses côtés.

Malek lui, est le dernier enfant d’une femme déjà malade à sa naissance, qui vit au ralenti pour ménager ses forces. Quand il parle de sa petite enfance, à travers de très rares souvenirs, et en quelques mots avant de redevenir silencieux, souvent pour le reste de la séance, c’est pour transmettre l’impression de ne pas savoir qui de lui ou de sa mère était le plus malade, ou encore, qui des deux était le garde-malade de l’autre. Asthmatique depuis longtemps, il semble ne pas avoir reçu de sa mère un souffle de vie suffisant et d’avoir retenu le peu qu’il a pu pour éviter de la déranger ou de la perdre.

L’accompagnement des patients « états limites » : de l’indifférenciation symbiotique parent-enfant à l’indifférenciation symbiotique patient-analyste.

Les exemples précédents permettent d’entrevoir que le patient borderline est sans cesse confronté à la menace de se perdre ou de perdre l’autre. En effet, son trop grand besoin de dépendance le menace de perdre, par fusion avec l’autre personne, son identité individuelle précaire, et en fuyant cela de manière incontrôlable par un retrait affectif de type psychotique, il tombe dans la menace de perdre une relation interpersonnelle fragile. Or, le travail à deux va réactualiser la phase normale de symbiose mère- enfant qui pour ces patients ne s’est pas résolue en une individuation du moi suffisante. C’est donc à travers une symbiose transférentielle que le travail va s’accomplir.

Dans cette symbiose transférentielle, le patient va jouer à l’égard de l’analyste autant le rôle de mère symbiotique que celui de nourrisson symbiotique pour lequel il va devoir s’habituer à éprouver, à l’égard du patient-mère, des sentiments de dépendance symbiotique.
Au niveau du travail analytique, cela s’éprouve, du côté du patient comme de celui de l’analyste, par un suspense permanent de rupture soit amenée de manière répétitive, soit réalisée par un passage à l’acte. Une de mes patientes a accompli la majeure partie de son travail en m’annonçant régulièrement qu’elle avait décidé de ne plus venir et en me laissant à chaque fois dans la crainte de voir notre laborieuse relation s’interrompre définitivement.

A la crainte d’une rupture du lien vient s’ajouter, compte tenu du fonctionnement limite du patient, celle d’une rupture avec la réalité et la menace que le patient puisse «choisir» la psychose. Il arrive d’ailleurs que lui-même brandisse cette menace comme le faisait parfois Suzy en me disant que si ça continuait elle allait être tout à fait folle. Pour ce qui me concerne, j’entends cela comme des demandes paradoxales adressées à l’analyste pour voir dans sa réponse ce que le patient ne peut pas voir ou sentir en lui-même ou accepter de lui même parce que trop haïssable ou trop aimé.

Grâce à ce fonctionnement en miroir, que la symbiose transférentielle permet, émergent du refoulement les sentiments et les fantasmes dont le patient a besoin que son analyste fasse l’expérience avant que de pouvoir lui-même, par identification à lui, les intégrer à son fonctionnement du moi. C’est dans ce que l’analyste va être amené à vivre de cette manière, sans pour autant perdre son identité professionnelle d’analyste, qu’il éprouvera le plus fortement le sentiment d’aller aux limites de son état. Mais, c’est de cette manière aussi qu’il a le plus de chance d’amener son patient a s’individuer.

Transfert et contre transfert à l’œuvre dans la gestion des éléments psychotiques :

Les sentiments refoulés du patient borderline sont d’une telle intensité qu’ils sollicitent d’une manière particulière l’affectivité de l’analyste. Cette sollicitation est d’autant plus grande que dans sa relation à l’analyste le patient utilise plusieurs niveaux du développement du moi. Ceci amène l’analyste à avoir avec le patient des relations dont le registre change de façon imprévisible, pouvant passer du mode de relation relativement mature d’un névrosé à des modes de relation extrêmement primitifs provenant du fait que le patient peut développer, parfois, un transfert psychotique par la valeur de réalité qu’il a pour lui. Cela est rendu possible par le fait que les réactions transférentielles remontent à un stade du développement du moi se situant avant la période de différenciation nette entre monde intérieur et non extérieur. C’est-à-dire à un moment où la pensée peut s’imposer comme réalité. En voici un exemple. Suzy arrive à sa séance avec un air à la fois furieux, méprisant et dégoûté (je comprendrai par la suite qu’elle m’a vue, un peu avant, embrasser mes fils au moment de quitter pour l’école). Elle me dit alors d’un air de commandement que je devais l’aimer plus que mes enfants parce qu’elle, au moins, était ma patiente et qu’elle ne comprenait pas quelle sorte de thérapeute j’étais pour que ça ne soit pas ainsi. « Moi je suis votre patiente et eux ne sont que vos enfants, ça fait une grande différence » me répétait-elle d’un air courroucé. Dans l’histoire de Suzy confrontée à sa violente jalousie pour ses frères que sa mère préférait, cela signifiait qu’elle ne comprenait pas qu’étant sa fille, sa mère ne la préférait pas du seul fait qu’elle était, au moins, une femme comme elle.

La puissance de réalité que certaines images transférentielles ont aux yeux du patient peut même arriver à menacer le sens de la réalité et le sens d’identité de l’analyste. Lors d’une autre séance, dans une période de sa thérapie où Suzy commençait à explorer sa jalousie mais aussi sa haine pour sa mère, avec une telle violence que j’en arrivais à craindre un passage à l’acte de sa part (ce qui eut lieu, en effet, puisque avant sa séance suivante elle fit un accident de voiture avec sa mère) se produisit un événement que je ne suis pas prête d’oublier.

La séance avait été à ce point violente que je ressentais envers Suzy autant de colère que de culpabilité à penser que c’était à cause du travail analytique qu’elle en était arrivée là. Ce jour-là, je la mis pratiquement à la porte que je fis claquer derrière elle au moment de son départ. J’étais dans un état effroyable. Après l’avoir reconduite je me regardai dans un petit miroir situé à l’entrée (pour me refaire une beauté dit l’expression). Je fus alors terrorisée par ce que je vis. A la place de mon visage, il y avait le museau grimaçant d’une des «bêtes»de Guernica. Suzy était parvenue à me transmettre ce qu’elle éprouvait de monstrueux en elle au point de menacer perceptivement mon propre sentiment d’identité. J’étais devenue un monstre. Elle avait fait un tel effort pour me rendre compréhensible ce qui la rendait folle qu’elle y était parvenue !

Je lui dis tout cela à la séance suivante. Cette interprétation associée à l’accident qu’elle avait fait en présence de sa mère, marqua un tournant décisif dans sa thérapie. Derrière la haine, elle découvrit tout son amour pour sa mère fragile, dévalorisée, violentée… Et la terreur qu’elle avait de la perdre. «Je ne veux pas qu’elle meurt, j’ai besoin de vous » dit elle dans un raccourci transférentiel magnifique.

Cet épisode fut aussi décisif pour moi en tant que thérapeute. Il me permit en effet de comprendre, du dedans de moi-même, ce que H. Searles dit du «sens d’identité comme organe de perception» (1965). A savoir que le sentiment d’identité engagé dans le contre-transfert est la source de renseignement la plus sûre sur ce qui se passe entre le patient et le thérapeute et sur ce qui se passe chez le patient.
A travers cet exemple, on peut aussi comprendre pourquoi les images transférentielles que le patient borderline a de son analyste sont vécues par ce dernier comme une menace. Il craint en effet que ces images ne le transforment et ne le rendent conforme à elles.

Si l’interprétation de l’épisode précédent eut un effet bénéfique, c’est loin d’être toujours le cas, car interpréter efficacement le transfert n’est pas chose facile avec les patients «états-limite». C’est par cette question mise en relation avec le clivage que je terminerai cet exposé en l’illustrant par quelques exemples.

Interprétation et clivage :

S’il est difficile d’interpréter efficacement le transfert, c’est en partie parce que le patient reste longtemps sourd inconsciemment aux propos de l’analyste. Il saisit d’ailleurs souvent l’occasion d’une interprétation pour exprimer les sentiments ambivalents qu’il a à son égard. Comme ses sentiments intenses et mélangés lui sont insupportables, il les clive le plus souvent. Le clivage est une autre caractéristique de fonctionnement de ce genre de patients. Ainsi la patiente qui me menaçait régulièrement de ne plus venir, me disait également souvent : « quand j’entends les autres parler de vous (c’est-à-dire avec admiration) je me demande comment vous pouvez me dire des choses aussi peu intéressantes». Sous cette forme, le clivage reste audible parce qu’il se situe plutôt du côté névrotique, mais il est des cas où les niveaux engagés sont plus archaïques. En voici un exemple.

Suzy «cultive» des boutons sur son corps. Avec tendresse elle les fait grandir en les épluchant régulièrement jusqu’à ce qu’ils s’infectent et produisent de grosses croûtes. C’est à ce moment qu’elle me les apporte et me les fait admirer. Il y a là, dit-elle le meilleur d’elle-même. Elle les dépose ensuite sur mon bureau ou les éparpille sur la moquette. Ce que je ressens comme très agressif. On voit quel clivage existe dans ses sentiments antinomiques vis-à-vis d’elle-même (c’est le meilleur d’elle-même, seulement c’est du malade, ça fait souffrir et ce n’est pas joli à voir) et aussi vis-à-vis de moi (c’est parce que je compte pour elle qu’elle m’apporte à voir ce qui n’est ni beau ni propre à conserver).

Dans ce cas précis, l’interprétation ne peut pas se faire au niveau de la relation transférentielle. Elle doit d’abord prendre en considération les boutons eux-mêmes pris comme représentation simultanée de la petite Suzy et de sa mère. En effet, elle s’occupe d’eux d’une manière aussi ambivalente que le faisait sa mère lorsqu’elle était petite («poupée » et «bint charmouta » à la fois).
Dans ces moment-là, Suzy est fille et mère à la fois. Notre relation n’est que l’espace transitionnel où cela peut s’exprimer.

On conclut de cela qu’une autre partie de la difficulté à interpréter vient du fait que tout ce qui touche à l’interprétation doit être mis en relation avec la variabilité des niveaux de fonctionnement de moi du patient et de l’analyste amené à partager la situation. Voici pour terminer plusieurs autres exemples.

Loulwa répète souvent qu’elle ne me voit pas comme une femme. Qu’avec les femmes elle est autrement qu’avec moi. Puis un jour elle dit : «Je suis bien ici, comme dans un ventre». Pour Loulwa, je n’existe pas en tant que femme, elle ne peut pas me voir comme telle parce que je suis un ventre dans lequel elle est.

Une autre patiente affirme : «j’ai tout annexé d’ici et vous, je vous ai mise dedans ». Là encore, il lui est impossible de m’entendre
comme quelqu’un d’extérieur puisque je suis en elle.

Enfin, un dernier exemple pris de nouveau de la thérapie de Suzy. Tôt dans son travail et à plusieurs reprises Suzy dénonce le désordre de ma bibliothèque : « Que voulez-vous que je fasse avec une telle bibliothèque en face de moi. Un de ces jours il faudra que j’y mette de l’ordre ». Une telle remarque peut être considérée comme la perception juste d’une composante de ma personnalité, mais il ne faut pas s’arrêter là. Venir chez moi mettre de l’ordre dans des idées ne me parut clair que le jour où je compris que la bibliothèque était à la fois sa tête et moi avec, en commun, un certain désordre à partager. Je compris cela le jour où, ses yeux fixant la bibliothèque, Suzy me raconta qu’elle était persuadée que les terribles moments par lesquels elle était passée avaient détruit son cerveau et qu’elle en avait pour preuve le fait, qu’à présent, en secouant la tête elle entendait des petits morceaux qui s’en étaient détachés sans pouvoir être remis à leur place. Je pensai alors, «comme ces livres, qui contiennent et expriment des idées, ne sont pas remis à leur place sur les étagères».
Beaucoup plus tard dans sa thérapie, elle me dit un jour, en riant :
«vous êtes une vraie fantaisiste vous, et même parfois avec moi, vous avez des idées un peu fofolles !» Je pris cela comme un grand progrès
et un réel compliment.