La société pluricommunautaire face au paradoxe groupal

De la psychanalyse des groupes restreints à l’écoute d’un pays

L’objectif de cette conférence n’est pas une réflexion politique sur le sujet, mais une approche psychanalytique de la question du fonctionnement groupal, dont la société pluri-communautaire est une expression directe de par sa composition faite de groupes
d’appartenance le plus souvent identitaire.

Le titre donné à cette conférence exprime assez explicitement qu’il y a de la difficulté à être une société pluricommunautaire en raison du paradoxe que représente le groupe lui-même.

C’est ce que je me propose de mettre à jour et de développer maintenant en partant, comme je l’ai dit, de ce que nous apprend le travail psychanalytique dans les groupes restreints.

En se mettant à l’écoute de ces groupes artificiellement constitués dans le but de s’interroger sur leur communication et les manifestations de l’inconscient qui s’y expriment, la psychanalyse participe à une meilleure compréhension de l’histoire des groupes naturels dont la taille peut aller jusqu’à celle d’un pays.

Grâce à une méthode d’observation particulière déterminée par un cadre où espace, temps et règles de fonctionnement permettent que la pensée s’exprime par une parole tenant lieu d’action, l’écoute analytique prend acte de ce qui s’expose des différences de chacun
venu avec son histoire, ses origines, ses représentations et ses attentes dont il ne doute pas un instant que l’autre les comprenne et les accepte.

Les points communs

Il n’en va pas différemment d’un pays. Lui aussi est un espace commun, physique et psychique partagé par des individus venant d’origines et d’histoires diverses.

Ainsi en est-il du Liban, avec les caractéristiques religieuses et culturelles de sa population venue en des temps différents et véhiculant des représentations auxquelles chacune de ses communautés est attachée.

Le Liban des Chiites du Sud est-il le même que celui des Maronites du Kesrouan ou encore des Druzes ou des Sunnites ?

Cependant, que ce soit dans un groupe restreint artificiel ou sur la terre des Cèdres, tous ont à affronter la nécessité de vivre ensemble leurs différences.

C’est-à-dire à aborder la question du sujet et de l’Autre ; thème de division par excellence où se trouvent exprimés les liens à l’autre rendus inévitables par le choix grégaire fait par notre espèce pour survivre.

Toute société est de fait pluricommunautaire de par, justement, les mouvements de populations qui la composent et les moments de pensée qu’elles représentent dans son histoire en apportant avec elles leurs croyances, leur choix de vie, leur patrimoine culturel…

Cependant, certaines d’entre elles pourraient être dites « dormantes » de par le fait que cet ensemble est plutôt silencieux à un niveau global, sauf en cas d’événements exceptionnels, généralement graves, où elles se réveillent et font entendre leur nature composite.

D’autres, dont le fonctionnement est construit sur l’institutionnalisation de leur nature composite, l’expriment au quotidien. Par exemple : être Druze ou Maronite avant d’être Libanais.

Cette différence produit des effets particuliers. Alors que pour les premières l’attaque de l’unité apparente met en valeur une distinction communautaire qui pourrait la faire perdre, pour les secondes c’est l’attaque de la distinction communautaire qui empêche une
représentation unitaire et la garantie de l’unité.

Une communauté est un groupe. Nous pourrions commencer par voir de quoi sont faits ces deux termes : « Communautaire » vient de « communauté » qui vient de« commun », terme sur lequel nous allons nous arrêter.

– Commun – cum unus ;
– Ajoutons l’auxiliaire « être ». Nous avons alors deux possibilités de sens :

– soit : être avec un, c’est-à-dire avec un autre, donc pas seul ;

– soit être un avec, c’est-à-dire ne faire qu’un seul avec un autre, une entité en quelque sorte comme c’est le cas pour une communauté.

– Dans un sens plus élaboré, cela peut aussi dire être un (entier) avec un autre.

Voici les différentes figures que vous auriez sans doute tracées on vous avait demandé de dessiner un groupe :
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Qu’y voyons-nous ?

En majorité une forme arrondie où se distinguent des éléments qui peuvent déterminer eux-mêmes un pourtour, à moins que celui-ci ne soit renforcé par un trait faisant de l’ensemble une figure fermée à part entière, une entité, où l’on peut retrouver ce qui avait été dit pour « communauté » et « commun » : être avec un ou être un avec.

Une société est un ensemble de groupes, et chacun d’eux pourrait ressembler à l’une ou l’autre de ces figures qui vont de la plus totalitaire à la plus individualisée, en passant par des formes intermédiaires.

Nous remarquons aussi que la représentation mentale de « groupe » fait apparaître, d’une manière plus ou moins marquée, un dedans et un dehors.

Vous connaissez l’expression « être au sein d’un groupe » :

– au sein : le sein arrondi qui nourrit ;

– en son sein : dans la cavité utérine, enceinte protectrice.

Le mot même de « groupe » semble ainsi nous renvoyer dans nos représentations inconscientes autant à la première enceinte individuelle de notre vie qu’à son premier objet nourricier, individuel lui aussi.

Le fait que nous y ajoutions le nombre par l’intermédiaire d’éléments traduit quant à lui la forme plurielle du groupe, choisie par l’espèce humaine dans son passé le plus lointain, autant pour assurer sa survie alimentaire en profitant du nombre pour traquer ses proies,
que pour s’en protéger.

À sa naissance, le petit humain est le plus démuni des êtres vivants, entièrement dépendant de son milieu dans lequel sa mère occupe une place prépondérante. Elle poursuivra auprès de lui son rôle de contenant commencé avec la grossesse.

Peu à peu, l’enfant se différenciera grâce à une présence suffisamment bonne, selon les termes winnicottiens. C’est cette présence qui permettra la lente intégration des « morceaux de lui-même » pris dans la confusion des corps que le regard, la voix, tout autant que le geste, sépareront peu à peu au sein d’un entourage absolument nécessaire.

Le paradoxe groupal est ici énoncé. Un tout éminemment important pour la survie, formé d’individus qui lui doivent d’être devenus entiers par son caractère éducatif individuant, tout en restant vis-à-vis de ce tout uniquement des membres dans l’impossibilité de se satisfaire de soi-même.

En effet, si grâce au groupe nous connaissons le réconfort de n’être plus seul devant les dangers de la vie, à cause de lui nous connaissons aussi l’inconfort de devoir compter avec les autres.

Compter, c’est ce que les membres d’un groupe restreint font souvent au moment où ils prennent conscience qu’ils vont vivre une telle expérience ensemble :

– ils commencent à compter les uns pour les autres ;

– ils vont devoir compter les uns sur les autres.

Le groupe impose à ses membres, par le biais de l’appartenance commune, la situation paradoxale d’être chacun sujet total et partiel à la fois, à l’intérieur d’une entité qui les transcende et les oblige à n’être qu’un membre du « groupe corps » ainsi constitué.

Comme nous le verrons, ce « groupe corps » reste, dans la vie fantasmatique du groupe, l’évocation la plus prégnante du maternel, susceptible d’empêcher ses membres de se désintégrer dans les moments de morcellement.

Cette amputation laisse le sujet privé de son auto-représentation imaginaire unifiée, autonome et omnipotente. Il éprouve parmi les autres n’être ni le centre, ni la cause, ni le but du groupe.

Avec cette blessure narcissique qu’est la perte de son unité, le sujet se découvre tributaire du lien à l’autre et assujetti non seulement à son propre inconscient (ce qui est une autre blessure narcissique puisqu’il n’est pas maître de son univers intérieur, la vie psychique échappant à son contrôle) mais aussi à la présence inconsciente de l’inconscient de l’autre, du refoulé de l’autre, du désir de l’autre.

Être différent d’un autre mais obligé de vivre avec lui rend inévitable le conflit entre la part individuelle et la part groupale.

Les conséquences du paradoxe groupal

Un sujet divisé, deux niveaux de pensée En tant qu’espace partagé, tous les groupes, même restreints et artificiels, sont livrés aux formes et aux mouvements de pensée dans lesquels s’expriment les forces à l’œuvre dans l’histoire de chacun.

Ces formes de « penser », dont l’une concerne plus spécialement « la pensée en groupe » de chacun alors que l’autre concrétise une forme de pensée supra-individuelle émergeant de tout et que l’on peut entendre comme « pensée de groupe », sont imbriquées de façon inévitable plus ou moins fortement selon les différents moments de la vie du groupe.

Ces deux types de pensée rendent compte de la division du sujet en situation groupale, partagé qu’il est entre le fait et la conscience d’être entier dans son espace psychique propre mais seulement membre dans l’espace psychique groupal.

Alors que la pensée en groupe est l’écho de chaque espace psychique individuel livré aux autres, la pensée de groupe quant à elle, à travers des formes et de contenus irréductibles à l’individuel, véhicule en permanence et en filigrane un implicite groupal fait d’affects partagés et de représentations construites par tous en dehors même de leur conscience.

Ces constructions constituent la vie fantasmatique groupale. Elle peut être comprise comme un organisateur psychique inconscient qui capte et régule l’énergie psychique à l’intérieur du groupe en termes de désir, d’amour ou de haine, éprouvés par chacun dans sa relation à lui-même, aux autres et au groupe.

Cet ensemble constitue les défenses mises en route par chacun et par le groupe lui-même pour se protéger de ce qui serait trop perturbant dans le vécu situationnel.

Notons que l’activité de pensée dans le groupe passe nécessairement par des moments de crise, au plus fort desquels pensée individuelle et pensée de groupe s’accordent et s’affrontent à la fois.

Lorsqu’une personne veut ou doit accomplir un changement qui comporte l’exclusion inévitable des autres qu’elle considère comme un tout auquel elle appartient, elle doit penser à elle-même comme quelqu’un de bien différencié et caractérisé.

Il en résulte qu’elle est perçue comme menaçante pour l’identité du groupe qu’elle confronte à la différence et à l’hétérogénéité, d’abord occultée par une pensée de groupe qui fonctionne sur la croyance et l’illusion de l’interchangeabilité. (On dira par exemple : « on » à la place de « je » ou « tu » à la place de « je »).

De ce fait, elle s’oppose à l’extérieur comme en elle-même à un groupe massif qui ne supporte pas qu’on sorte de lui.

En conséquence, exposer sa pensée c’est se mettre soi-même au su et au vu des autres et prendre le risque d’une attaque, d’une blessure narcissique, voire d’une mise en pièces. C’est courir le risque de ne plus être au sein du groupe, c’est-à-dire nourri et protégé par lui. C’est en un mot, risquer une mort symbolique par abandon. Rappelons à ce sujet que dans l’Antiquité, en Grèce, la peine de mort était réalisée par exclusion du groupe, représenté par la Cité.

L’activation et l’augmentation de la peur du conflit dans le groupe

En raison de ce risque, le sujet va voir redoubler sa crainte de devoir affronter l’autre et se défendre. Son souci principal va donc être d’éviter à tout prix le conflit, voire de l’éliminer de la vie du groupe par peur de la violence que déjà il lui prête.

Or c’est confondre ici conflit et violence. Ce faisant, c’est ignorer que le premier est inévitable alors que la seconde peut ne pas avoir lieu.

Le conflit est inévitable en ce sens qu’il exprime toutes sortes de forces antagonistes qui existent déjà à l’intérieur de chacun. En effet, l’individu est sans cesse confronté au conflit des diverses instances psychiques (Eros et Thanatos, mais aussi ça, moi et surmoi).

La violence, elle, survient lorsque l’on empêche les forces opposées de se résorber, que ce soit matériellement ou moralement. L’énergie ainsi cumulée ne peut plus s’échapper que sous forme violente et excessive résultant de la pression provoquée par sa contention.

Voilà pourquoi taire le conflit, le masquer ou l’ignorer est justement ce qui conduit le plus sûrement à la violence crainte.

Pour éviter cette crainte dûe à la blessure narcissique du sujet, provoquée par la situation groupale, sujet et groupe vont activer des réactions défensives. Parmi elles, une production fantasmatique relevant de la pensée de groupe mais alimentée par l’inconscient des sujets désillusionnés.

Les réactions défensives groupales : l’origine unique et le mythe égalitaire

– L’origine unique

Le mythe de l’origine unique revient dans de très nombreux mythes de l’histoire humaine, tel par exemple celui de la Tour de « Babel » qui explique la diversité des langues.

Mais comme tous ces efforts ne parviennent pas à supprimer la réalité de l’Autre et sa différence, il reste alors à faire de l’Autre un semblable ou, pour le moins, un frère (ce qui ne réussit pas davantage si on se réfère aux insultes qui le concernent : « akhou charmouta » par exemple).

– Le mythe égalitaire

Il vient répondre au fait que, dans un groupe, l’inégalité des uns et des autres est une donnée première évidente et le premier déni groupal.

Être jeune ou pas, beau ou laid, intelligent ou non, sympathique ou antipathique, aimé ou mal aimé, homme ou femme, toutes ces inégalités dont on comprend pour certaines quelle souffrance elles peuvent susciter, sont balayées au profit d’une idéologie égalisante
qui affirme la similitude entre les membres du groupe, en niant la différence fondamentale de chacun.

Mieux vaut être comme les autres que soi-même avec les autres. C’est-à-dire avec ce que l’on éprouve de ses qualités autant que ses défauts (soumis à l’aune du groupe) qui engendrent bien sûr le risque de ne pas être aimé, entendu, compris, choisi, respecté. La liste des craintes est longue.

Le déni des divisions : l’illusion groupale

Toutes ces différences à taire ne peuvent empêcher d’avoir des sentiments, des points de vue divers, des « di-visions » dont le sens conflictuel (interne et externe) est apparent.

En outre, pour se protéger de tout cela, du déplaisir qui en résulte, le sujet va déplacer sur le groupe cette toute puissance dénoncée à titre individuel.

Les figures et les investissements narcissiques du moi se transfèrent au groupe tout entier dans une illusion groupale qui va le protéger des angoisses induites par sa présence dans le groupe.

Cependant, même l’illusion groupale ne répare pas la vexation de ne pas être le centre, ni le sentiment profond d’injustice d’avoir à renoncer à ses particularités.

Aussi, la force qui impose à chacun de taire sa différence s’oppose de plus en plus à celle de la faire éclater au grand jour.

Une ultime solution est de confier à un seul (qui se propose en général) le soin de représenter tous les membres par ses qualités charismatiques.

Les participants deviennent alors « on », « nous » et c’est à travers lui qu’on s’aimera. On s’est donné un chef (c’est une caractéristique de tous les groupes formés par les mammifères que d’avoir un dominant.  À ce titre, l’espèce humaine semble obéir à des automatismes d’espèce acquis dans un passé très lointain).

Le chef représente la peur de la différence pensée, parlée individuellement, remplacée par une pensée-parole unique pour tous et qu’il ne reste qu’à suivre, du moins jusqu’à la prochaine étape de l’histoire du groupe ou jusqu’au prochain chef si les sujets du groupe
continuent à renoncer à eux-mêmes.

Pour préserver le plus longtemps possible l’équilibre obtenu, le groupe essayera de rejeter à l’extérieur les causes du conflit inévitable.

Clivage et projection

Le groupe va alors opérer un clivage bon/mauvais. Le mauvais étant ce qui sera le plus loin de lui (à l’extérieur lorsque c’est possible) ou marqué par une différence suffisante à l’intérieur lorsque l’extérieur ne peut être convoqué (c’est le cas du membre « bouc émissaire »).

C’est sur ce clivage interne de l’appareil groupal que l’illusion groupale repose. Les pulsions destructrices clivées sont projetées sur une victime émissaire membre du groupe ou sur un groupe extérieur.

Toutefois, l’extérieur suscite aussi une angoisse, celle d’être attaqué en retour. La violence interne et externe vont faire que le groupe ne pourra plus éviter de voir le conflit. Si ce dernier apparaît trop dangereux, le groupe ne peut que se supprimer en tant qu’unité et se morceler. L’analyste tentera d’amener le groupe à prendre conscience de cela et à
accepter le conflit, à y travailler pour le comprendre et le dépasser.

Le morcellement et le retour à l’archaïque

La rupture de l’illusion provoque un retour de l’archaïque avec, simultanément, perte de l’unité groupale et perte de l’unité du sujet.

On est dans ces cas là dans le versant psychotique du fonctionnement groupal, avec comme manifestation le morcellement haineux, les autres devenant comme des parties de soi haïes. L’échec de l’illusion groupale, qui s’était faite « l’héritière d’une relation massive au sein idéalisé, clivé du sein persécuteur », renvoie groupe et individu à la confusion première, occasionnant des dégâts parfois majeurs aux relations entre le champ intrapsychique et le champ intersubjectif du social et du culturel.

En conclusion, l’on pourrait se demander : quel avenir peut espérer une société pluri-communautaire ?

À cette question nous pouvons répondre :

Le meilleur si un travail peut y être réalisé sur :

– l’origine et son idéalisation ;

– le semblable et son caractère illusoire ;

– le manque ;

– la collaboration à la place de l’envie ;

– l’entraide à partir de ce que chacun « est » et non pas « hait » ;

– la différence en héritage à l’intérieur du groupe familial lui-même.