Les éternels adolescents – L’adolescence : passage ou impasse.

À 53 ans, Michel a brillamment réussi sa carrière professionnelle. Marié il y a plus de vingt ans, il a deux enfants. Il est bien introduit dans la société. Il aurait tout pour être heureux et pourtant, il est malheureux, toujours insatisfait, sensible à la lus légère frustration qui le met en état de déprime et qu’il ne supporte pas. Il ne sait ni qui il est ni ce qu’il veut. Il sait juste ce qu’il ne veut pas. S’il aime c’est avec excès et de manière fusionnelle; s’il n’aime pas, il hait avec rage. La plupart du temps il en veut à l’humanité entière. Michel est toujours dans l’excès comme s’il n’avait pas de limites.

Sa pensée ne semble pas la sienne propre. Il est suggestible et endosse rapidement les idées de son interlocuteur. Il manque de confiance en lui-même et quoique bien introduit et apprécié dans la société, il se sent toujours inférieur aux gens avec qui il se trouve en contact, surtout s’ils sont d’un milieu aisé et de bonne famille. Très apprécié professionnellement, il se déprécie sans cesse et répète: « les autres ne savent pas vraiment ce que je suis. Ils ne voient que mon apparence. Moi je me connais et j’ai toujours peur de rater ce que je fais et ce que je dis. Je ne sais jamais comment me comporter ». Il ne sait plus ainsi s’il se comporte selon ses propres désirs ou selon les désirs du groupe dans lequel il se sent immergé.

Éternel insatisfait, Michel ne voit que le mauvais côté des choses et semble y prendre plaisir, jouir de sa souffrance. Serait-il fixé à un masochisme primaire et tenace et prisonnier d’une idéalisation des êtres et des choses qui en fait un éternel déçu?

Sans identité propre, Michel en est encore à s’identifier à toute image d’autorité qui l’impressionne, le paralyse et lui donne le sentiment de ne pas mériter d’être apprécié. À 53 ans, Michel réalise de plus en plus qu’il est resté adolescent, sans « je » personnalisé, permanent et solide, mais il ne sait pas quoi faire pour ne plus vouloir tout et tout de suite et pour adhérer à la réalité. Mais ce désir lui-même demeure un vœu pieux qu’il n’arrive pas à actualiser.

André, quant à lui, a 38 ans, une carrière réussie, un statut social appréciable, un mariage jusque là assez satisfaisant et deux enfants. Sa femme et lui sont venus chez moi en couple parce qu’André manifestait le désir de s’alléger d’un mariage qui brusquement l’étouffait et qu’il désirait se libérer pour, disait-il à l’une des séances, vivre enfin une adolescence qu’il n’avait pas vécue. André ne réalise pas encore qu’en fait il n’est jamais sorti de cette adolescence mal vécue. Ainsi il reproche à sa femme d’être, comme sa propre mère, possessive, intrusive, étouffante et il lui répète à chacune de ses interventions: « ne m’agresse pas, ne sois pas intrusive, tu m’empêches de vivre et de respirer. Tu m’empêcher de me sentir un homme. »
André se rend-il compte qu’il adresse à sa femme des reproches adressés en fait à sa mère et qu’il n’a jamais osé lui faire?

En écoutant Michel et André, j’avais de plus en plus l’impression d’avoir à faire à deux adolescents attardés comme j’en vois de plus en plus depuis un certain temps. D’où mon questionnement à ce propos: comment se manifeste l’adolescence attardée? Quelles en sont les caractéristiques? En corollaire, quelles sont les conditions de la construction d’une identité subjective solide et stable, conditions dont certaines n’ont pu être remplies par ces éternels adolescents? Pourquoi et comment, à défaut d’identité, en sont-ils encore à opérer des identifications massives et sans critique… À part de leur moi faible au narcissisme fragile?

Sortir de l’adolescence, être adulte ou en voie de le devenir, construire et finalement acquérir une identité dans laquelle le corps, les pulsions et les pensées sont siennes et uniques, c’est être soi et non le reflet de ce que les autres, parents, camarades, amis partis ou religieux, veulent que nous soyons ou le sont eux-mêmes, c’est établir un lien dialectique entre l’individuel et le collectif.
Être soi en même temps qu’avec les autres, vécus et perçus comme autres, différents et complémentaires. C’est durant l’adolescence que s’amorce le passage progressif du collectif à l’individuel avec préséance dorénavant de l’individuel.

Chez l’éternel adolescent, il y ratage de ce passage du collectif à l’individuel. Cela peut ne pas avoir d’incidence sur la vie professionnelle ou sociale, mais en a sur la vie psycho sexuelle et affective. Un narcissisme fragile et des bases de l’identité trop perméables empêchent d’assumer son individualité au sein du groupe et d’y exprimer ses désirs inaliénables, indépendamment du groupe mais en relation avec le groupe. Il s’agit d’être soi, sujet spécifique et unique en même temps qu’apparié au groupe.

Pour comprendre l’indispensable lien dialectique et permanent entre le collectif et l’individuel, rappelons que l’identité du sujet se construit à partir de ses multiples identifications. Ce processus s’effectue inconsciemment et se complète tout au long de l’adolescence. Les identifications sont les traces laissées dans le sujet par les objets d’amour et d’agressivité qu’il a abandonnés et dont il s’est distancié. Certains de leurs attributs, certains caractères ou figures, intégrés inconsciemment, représentent les matériaux avec lesquels va se construire en partie l’identité subjective. Progressivement, le sujet choisira parmi ces attributs dont il prend conscience, ceux qu’il désire intégrer dans son « je ».
Il le fait d’une manière spécifique, unique car ces caractères s’enchevêtrent de façon particulière dans un psychisme particulier.
Être adulte et être soi-même c’est donc accepter la présence de l’autre en soi, et d’abord les parents, premiers objets d’amour et d’agressivité et donc d’identification; noyau primaire de toute identité, co-fondée par soi et par l’autre, à condition que la présence de l’autre en soi demeure inconsciente et non invasive, sans emprise tyrannique de cet autre en soi qui éloigne de l’identité de sujet. Ceci pose le dilemme à dépasser du narcissisme face à l’objet.

L’éternel adolescent est celui qui est resté englué dans le collectif. Ainsi Michel tient par-dessus tout à être estimé et aimé des membres de son groupe, collègues, amis, famille etc.
Il est prêt à adopter chaque fois l’attitude qui le ferait accepter et estimer, même si elle ne correspond pas à ses convictions, à condition que ces idées, multiples et même contradictoires lui apportent l’approbation d’autrui. Quand il prend conscience d e ces contradictions, il sombre dans un négativisme et un nihilisme où plus rien ne vaut la peine, ni soi ni les autres. Il s’agit alors d’un immobilisme paralysant ou « narcissisme négatif » qui se manifeste par la critique de tout et de tous…à commencer par lui- même.

N’ayant pu défaire la relation à ses objets parentaux, Michel se méfie de toute relation dans laquelle il sent qu’il risque de se perdre et cherche à multiplier les conquêtes pour se donner l’illusion d’être libre…et libéré de ses premiers liens emprisonnants nichés dans son surmoi qui n’en est que l’écho assourdissant. Michel, qui vit dans l’illusion qu’il s’est libéré de ses parents parce qu’il ne leur parle plus, a réalisé progressivement que sa position de refus catégorique de l’identification à ses parents œdipiens l’empêche en fait d’élaborer son propre sentiment d’identité qui en sera d’autant plus appauvri et fragilisé. D’où sa conduite systématique d’autodestruction, de dénigrement de soi et des autres. D’où aussi ce comportement d’échec ou du moins le sentiment d’un échec quasi permanent, même si la réalité lui dit le contraire. On voit là l’une des sources du masochisme ancré de Michel, comme s’il se délectait de jouer les victimes, victime de parents tyranniques, insensibles et terrifiants, qu’il ne perçoit pas comme un couple uni et lui-même tiers exclu de cette sexualité parentale. C’est cette interdiction de l’inceste et du parricide, ce dépassement des liens œdipiens qui ouvre la voie à la véritable jouissance sans l’angoisse de se perdre ou de mourir.

Parmi les conditions d’élaboration du sentiment d’identité, on note l’évolution de l’idéal du moi, évolution barrée de l’éternel adolescent. L’idéal du moi, construit par identification à un idéal de perfection, d’omnipotence et d’omniscience illusoirement attribuées aux parents, est mis à mal par l’épreuve de réalité. L’éternel adolescent, loin de remettre en question cet idéal du moi, s’agrippe à la perfection et à la toute puissance illusoires et s’en trouve toujours déçu et surpris…sans arriver à modifier le contenu identificatoire de cet idéal du moi. Même lorsque cet idéal semble modifié, il se trouve en fait simplement déplacé vers un autre idéal (chef de parti, prof, leader etc.) qui joue le même rôle, a le même contenu et dont le moi remplace le moi défaillant de l’éternel adolescent, son soubassement identitaire et narcissique.

Nous avons vu que pour Michel l’autre n’existe pas. On retrouve cette absence d’objet au niveau sexuel chez lui comme si son identité sexuelle, toujours incertaine et sa sexualité jamais satisfaite, en étaient encore au stade auto-érotique sans objet différent de lui-même. Michel se dit bi-sexuel, multiplie les conquêtes et se sent insatisfait tant avec les femmes qu’avec les hommes. Il supporte très mal la plus légère frustration de la part de son ou de sa partenaire et se sent tout de suite rejeté. C’est pourquoi il a surtout recours à la masturbation pendant qu’il visionne des films porno. Son imagination peut alors vagabonder et c’est cette pensée imaginative magique qui l’aide à jouir. Là aussi Michel semble enfermé dans un monde imaginaire infantile qui cache sa faiblesse et son impuissance à assumer son identité sexuelle d’homme adulte. D’où son désir d’avoir tout et tout de suite. Tout lui paraît en pensée possible et réalisable, même si, en fait, il réalise peu de choses de ce dont il rêve. Les jeux virtuels sur internet ou sur cellulaire contribuent à l’enfermer dans son monde virtuel.

Par ailleurs, Michel semble inconscient de la finitude du temps. Il se déprime en se rappelant qu’il a 53 ans, et s’habille comme un teenager de vingt ans. Comme si la notion même de génération lui était étrangère. Il envie souvent son fils de 18 ans et rêve de vivre comme lui, s’habille comme lui et le jalouse souvent.

Parmi les conditions de la construction d’une identité subjective qui permet l’accès au stade adulte, on trouve la nécessité des limites tant extérieures qu’intérieures. Qui dit limite dit aussi limitation. Si « je » se construit à l’intérieur de ces limites, cela veut dire non seulement qu’il est unique et autre mais aussi qu’il ne peut être que lui-même. Ainsi si je deviens une femme par exemple, je ne peux être en même temps homme. Ces notions de genre seront à revoir dans quelques temps avec les transformations actuelles de la structure familiale et des mariages homo et mono parentaux où les notions de fonction paternelle ou fonction maternelle remplacent les concepts de père et de mère. Dans notre société en mutation, que deviendra la notion d’œdipe classique? Il est trop tôt pour le savoir et cette discussion nous ouvrirait une parenthèse trop longue. Notons toutefois qu’aux perturbations des limites intérieures et de celles du corps que vit l’adolescent s’ajoute de nos jours la perturbation des limites et du lien entre sexe et fonction. À cela s’ajoute l’absence de limites entre l’imaginaire et le réel créé par les jeux vidéo, les niveaux films etc…et nous serons en droit de nous demander si cette civilisation du tout à l’instant et du tout possible virtuellement ne va pas générer une flopée d’adolescents éternels.

En fait, des limites extérieures stables, un cadre stable (famille, amis..) servent de point d’appui central pour la construction de l’identité: cette stabilité prémunit l’adolescent contre une évolution chaotique où il n’y a pas de repères et les éternels adolescents se trouvent souvent parmi les personnes qui ont connu une variation chaotique dans les limites tant extérieures qu’intérieures.

Parmi les conditions d’une entrée réussie dans l’âge adulte, citons donc une assise narcissique forte, un rapport dialectique entre le collectif et l’individuel, un rapport équilibré entre l’investissement de soi et l’investissement d’autrui, une tolérance à la frustration, l’acceptation de limites à la toute-puissance, limites posées par l’épreuve de réalité, le renoncement à l’idéal de perfection mégalomaniaque de l’enfance, enfin une relation dialectique entre l’agressivité et l’amour qui nous libère des positions extrémistes. Rappelons que les limites et leur corollaire la limitation permettent la distinction générationnelle, la différenciation sexuelle et l’acceptation de la finitude du temps ainsi que la mort.

Chez les éternels adolescents, le déni de réalité remplace l’épreuve de réalité car dans ce déni, la toute puissance imaginaire de la pensée est préservée et permet d’éviter, illusoirement, les blessures narcissiques et les frustrations. Mais cette toute-puissance imaginaire empêche la sexualité de passer de l’auto-érotisme infantile à l’amour objectal de la sexualité adulte où l’objet est différencié et complémentaire.

Dans ce monde hanté par l’éternel jeunisme et le souci de vieillir jeune, où tout est à portée de main (temps, espace…), où les gens sont pris par le virtuel au point de nier le réel et de croire qu’ils peuvent changer le réel selon leurs désirs, dans ce monde du plaisir immédiat et du tout, tout de suite, où les images et les rôles parentaux comme les structures familiales sont en pleine mutation, quels adultes vont devenir nos adolescents d’aujourd’hui? Allons-nous assister à une éclosion de fournées d’éternels adolescents qui n’ont pu accomplir le passage de l’enfance au stade adulte et sont demeurés dans l’impasse des réactions, sensations et sentiments de leur adolescence? Leur pensée demeure projective et non objective, leur sexualité auto-érotique et non objectale, leur vie sociale immergée dans un clan, un parti, un groupe restreint qui leur tiennent lieu d’identité. Ils oscillent entre le tout et le rien, l’amour fusionnel et la haine destructrice sans nuance et sans lien avec la réalité. Et n’arrivent pas à faire le deuil de leur adolescence attardée. La psychanalyse vise à dénoncer progressivement les nœuds ou blocages qui ont fait de leur passage une impasse les empêchant d’être eux-mêmes et heureux.