Le sujet que j’ai choisi comme thème pour ma conférence me concerne directement. C’est le handicap, le handicap physique que je côtoie depuis très longtemps, depuis ma plus tendre enfance et il est très important pour moi ce soir d’en parler… d’en parler différemment. Je le fais d’abord pour moi et pour toutes les personnes qui portent un handicap et aussi pour toutes les personnes qui n’ont pas de handicap physique et que l’on nomme des personnes « valides ».
Le handicap représente une « difficulté » en soi ; est-ce qu’il limite les chances de vie pour la personne qui en est atteinte, les chances de vivre pleinement sa vie ? C’est ce à quoi nous tenterons de répondre ce soir.
I – ORIGINE ET DÉFINITION DU TERME « HANDICAP »
Le terme de « handicap » est d’origine anglaise, il vient de l’expression « hand in cap », c’est-à-dire « la main dans le chapeau ». Autrefois, l’on pratiquait largement le troc, l’échange d’un bien contre un autre sans recours à la monnaie, et il fallait souvent rétablir une égalité de valeur entre le bien cédé et celui reçu. La personne recevant un bien de valeur supérieure devait remettre, dans un chapeau, la somme d’argent qui pourrait compenser la différence de valeur. L’expression s’est transformée par la suite en un mot à part entière et a été utilisée, depuis le XVIIIème siècle, en hippisme pour désigner la volonté de donner des chances égales aux concurrents en exposant les meilleurs à des difficultés supplémentaires. Il a été introduit officiellement dans la langue française, dès le début du XXème siècle, en intégrant le Dictionnaire de l’Académie Française. Ultérieurement, il a été utilisé par les associations de prise en charge des personnes atteintes d’infirmités, étant jugé moins stigmatisant, voire promotionnel.
Dans toutes les définitions travaillées par le plus grand nombre de législateurs, nous trouvons quasiment les mêmes caractéristiques. Le handicap est « une déficience permanente dans les aptitudes et les capacités physiques, mentales ou sensorielles d’origine congénitale ou acquise qui limite l’aptitude de la personne handicapée à accomplir une ou plusieurs activités quotidiennes de base, personnelles ou sociales et qui réduit les chances de son insertion dans la société[1]« .
La Classification Internationale des Handicapés se fait à partir de trois concepts : la déficience, l’incapacité et le désavantage. De même, en 1980, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) décline la notion de handicap selon ces trois concepts :
La déficience correspond à une atteinte des organes et des fonctions.
L’incapacité caractérise la limitation des capacités dans les gestes et actes élémentaires de la vie quotidienne.
Le désavantage social qui en résulte, caractérise la limite ou l’interdit dans l’accomplissement d’un rôle considéré comme normal compte tenu de l’âge, du sexe et des facteurs socioculturels.
Il existe donc, trois dimensions dans cette définition du handicap :
– Une dimension organique qui renvoie à la notion de déficit, une altération d’une structure ou d’une fonction psychologique, physiologique ou anatomique.
– Une dimension fonctionnelle qui renvoie à la notion d’incapacité d’accomplir une activité donnée selon des normes bien déterminées…
– Une dimension sociale qui est une limite ou une interdiction d’accomplir un rôle normal en rapport avec l’âge, le sexe et d’autres facteurs sociaux et culturels.
Cette définition dynamique du handicap met l’accent sur l’aspect social, au risque de perdre le point de vue individuel et singulier ?
Toujours est-il, dans le même ordre idée, que nous allons vers une euphémisation toujours plus importante quant à toutes les expressions qui touchent au handicap : d’aveugle à malvoyant, de sourd à malentendant ou de paralytique à personne à mobilité réduite.
L’anthropologue, Henri-Jacques Stiker, l’interprète comme la visée de « démédicalisation des personnes et du secteur au profit des actions et des acteurs de l’insertion sociale et professionnelle ». (Les activités de recherche, directement centrées sur le handicap, sont relativement peu nombreuses si on les compare à d’autres domaines de la santé et des sciences humaines).
Olivier Grim, anthropologue et psychanalyste, interprète ceci comme étant les signes d’une tentative individuelle et collective de refouler en somme quelque chose de l’ordre de l’inconscient qui tend toujours à déranger. Et ce quelque chose aurait partie liée avec la pulsion de mort, qui dans l’exclusion est particulièrement visible, mais qui agit également plus subtilement dans les pratiques qui visent l’intégration. Dans les sociétés occidentales, bien équipées en établissements de soin, l’exclusion ou l’évitement prend un aspect plus «civilisé», la plupart de ces personnes étant simplement mises à l’écart du monde social.
A la question si les handicapés sont des exclus, la psychanalyste Simone Korff-Sausse répond, comme Stiker, qu’ils sont plutôt du côté de la limite, du seuil, dans des hors lieux. Le handicapé, comme d’autres figures telle la prostituée ou encore le clochard, inquiète et fascine. Le clochard transgresse l’ordre social en donnant l’apparence d’être libre, tandis que le handicapé donne l’impression d’avoir transgressé l’ordre biologique et nous renvoie une image dans laquelle nous avons peur de nous reconnaître.
La psychanalyse nous dit que la personne handicapée, qui est une personne humaine, est avant tout « un sujet » et a quelque chose à dire de sa position subjective. Encore faut-il l’entendre… et accepter de questionner les présupposés qui nous empêchent de nous identifier à une personne si différente, si loin de notre expérience quotidienne, de nos certitudes perceptives et de nos éprouvés corporels, pour découvrir son monde intérieur.
L’approche psychanalytique apporte un éclairage intéressant en permettant peut-être de comprendre d’où proviennent les invariants anthropologiques qui traverseraient les rapports entre le handicap et les différentes cultures, autrement dit il convient de s’interroger sur le statut de la personne handicapée et sur le sort qui lui est fait, à partir d’une analyse des représentations inconscientes qui sont à la source des attitudes persistantes de rejet ou pire, d’indifférence.
II – LES CORPS INFIRMES DANS L’HISTOIRE ET AU REGARD DE LA SOCIÉTÉ
Henri-Jacques Stiker, dans son ouvrage « Corps infirmes et société», nous rappelle que « les hommes ne se sont jamais bien accommodés de ce qui leur apparaît difforme, raté, cassé. Parce qu’ils n’ont jamais su qui était fautif ? ».
En effet, est-ce une conséquence de nos pêchés ? De notre destin ? Ou encore la faute de « la société » ? Nos gènes seraient-ils fautifs ? Ou bien sont-ce nos attitudes psychologiques, nos désirs inconscients ou encore nos conduites irresponsables ? Bref, cette irruption accidentelle du réel a été traitée différemment dans les systèmes de représentations, de catégories de pensées, qui ont eu cours au fil des siècles et qui généraient des manières sociales de se comporter vis-à-vis de ces « hors du commun ».
De toutes les cultures et sociétés étudiées par Stiker, nous retenons pour exemple deux moments : celui de l’Antiquité grecque et celui du XIXème siècle.
– LES SOCIÉTÉ ANTIQUES
Les sociétés antiques sont considérées comme hétéronomes, c’est-à-dire fondées sur un rapport avec un ailleurs, une transcendance, un divin. L’infirmité de naissance était alors considérée comme un message des dieux comportant une demande de réparation pour une faute commise par le groupe social dans lequel était né l’individu porteur de la malformation. De cette représentation découlait la pratique d’exhibition de ces enfants et leur exil hors du territoire afin de les laisser au bon vouloir des Dieux.
Le mythe d’Œdipe est à cet égard un bon exemple. Comme l’a montré Jean Bollack, la famille des Labdacides est considérée comme fautive (Laïos est coupable même s’il est difficile de cerner de quoi, mais sa dynastie s’en trouve condamnée) et la naissance d’Œdipe à la fois confirme et achève la transgression de Laïos. Ainsi Œdipe naît damné et infirme (Œdipe signifie « pied gonflé ») et sera exposé puis abandonné afin que l’oracle ne puisse s’accomplir.
La malformation du corps réveille cette peur ancestrale. Le groupe doit alors exorciser cette dernière en protégeant ses propres frontières, celles qui lui permettent de se définir comme humain. L’infirme a transgressé ces frontières, il faut accuser réception du message des Dieux et se protéger. Le souhait d’une race pure, le sentiment eugénique, est au cœur de l’humain, et peut-être au cœur de la constitution de toute communauté.
– A PARTIR DU XIXème SIÈCLE
Combinée avec l’idée d’hérédité, les êtres naissant anormaux représentent une dégénérescence dans l’espèce humaine. L’avertissement ne provient plus des Dieux, mais trouve là encore à s’exprimer : les aïeuls ont fauté, une tare existe dans la famille et se transmet.
Suite à la mutation anthropologique du XIXème siècle, notre rapport à l’altérité a profondément changé ; ainsi tenir l’autre à distance, en l’identifiant à sa différence, nous permet d’écarter le risque fantasmatique que cet autre peut susciter par notre trop proche ressemblance.
Peut-être ce serait mieux de dire que la peur n’est pas en rapport avec la différence, mais plutôt une peur de la ressemblance ; en considérant que le handicap est un miroir qui renvoie aux personnes «valides» un reflet à la fois fascinant et inquiétant… Tenter d’accepter l’autre dans sa ressemblance peut constituer une menace, c’est pourquoi « l’anormal » a bien souvent été rejeté dans l’altérité la plus lointaine et que « la logique de l’exclusion » commence par le fait de « désigner l’autre comme radicalement différent ».
III – LES PARENTS D’UN ENFANT HANDICAPÉ
Les parents d’un enfant handicapé ne sont pas non plus exempts de ces mouvements projectifs. C’est pourquoi l’annonce d’un handicap, quel qu’il soit, même minime, est un moment extrêmement sensible et en cela important pour le devenir de l’enfant et celui des parents.
Michèle Guidetti et Catherine Tourette, deux chercheurs en psychologie, notent à cet égard que « l’intensité des réactions à l’annonce du handicap est liée au statut social et culturel du handicap ». Les deux auteurs ajoutent que « dans notre société, les handicaps moteurs, surtout dans les cas où les fonctions intellectuelles sont préservées, bénéficient d’une représentation plus favorable que les handicaps mentaux »[2].
3.1 – La blessure narcissique
Freud dans son ouvrage intitulé « Pour introduire le narcissisme » décrit l’amour que les parents portent pour leur enfant, comme une résurgence de leur narcissisme, projeté cette fois sur l’enfant. Freud dit que ce sentiment a donc, pour origine le narcissisme du parent lui-même, c’est-à-dire ce moment où le parent, enfant lui-même, se prenait encore pour idéal lui-même.
Le problème qui se pose avec l’enfant handicapé, c’est précisément qu’il va avoir du mal à donner l’illusion aux parents de retrouver cette immortalité propre au narcissisme qui dédommage de l’acceptation de sa propre finitude. L’enfant handicapé va constituer un obstacle à la projection des parents de leur Moi-Idéal sur leur enfant. C’est la blessure narcissique dont parle Korff-Sausse à propos de l’enfant handicapé.
3.2 – Le deuil imaginaire… impossible
Avant l’arrivée de l’enfant, avant sa naissance, il s’agit de l’enfant imaginaire et merveilleux, un enfant espéré, attendu, censé perpétuer les parents après leur mort et réparer leurs blessures narcissiques anciennes. A sa naissance, il s’agit d’un enfant réel qui arrive avec toute sa singularité, et éventuellement sa « différence ». Les parents sont censés passer par une étape de réconciliation avec le bébé réel en parallèle du travail du deuil de l’enfant imaginaire. Mais cette étape de deuil devient ainsi problématique pour les parents dont l’enfant présente un handicap.
Comme le disent Brazelton, pédiatre, et Cramer, pédopsychiatre, le bébé représente une part du self inconscient du parent, l’enfant fait en quelque sorte partie du parent : ainsi, renoncer à l’enfant imaginaire, dans ces cas, revient à renoncer à l’image de parents pouvant mettre au monde un bel enfant sans aucune anomalie et déstabilise ainsi les assises narcissiques des parents.
Alors ce bébé handicapant représente une part du self inconscient du parent, lui renvoie éventuellement ses propres défauts cachés, reflète ses propres faiblesses et les expose également au grand jour, à tout le monde. Ainsi l’obstacle majeur qui va se poser à présent pour le parent c’est sa reconnaissance dans son propre enfant. Comment s’identifier et se reconnaître en lui ?
L’œuvre de Kenzaburo Oé, écrivain japonais, est sur ce point particulièrement riche d’enseignement. Son roman « Une affaire personnelle » est le long et douloureux chemin d’un père vers l’acceptation de son fils handicapé et le dépassement de son désir premier de tuer cet enfant. La naissance de ce dernier ne cesse de le renvoyer à ses propres faiblesses, aux moments de son histoire qui lui font honte, qui le rendent finalement incapable de se reconnaître en son fils et donc de l’accepter. Il lui faudra d’abord revenir sur ses propres problèmes et angoisses, les travailler, les élaborer, les penser et leur trouver une issue positive, avant de pouvoir faire une place à son fils.
La reconnaissance de leurs fantasmes inconscients, souvent inacceptables pour ces parents, tels que « cette envie de meurtre », peut être une partie importante d’un processus d’acceptation du handicap pour ces parents et pour l’enfant, afin que la violence ne fasse pas retour sous une autre forme, plus masquée et plus pernicieuse telles que les attitudes de surprotection qui viennent contrecarrer les projets pour les enfants par exemple.
Mélanie Klein écrit que dans le deuil, c’est lorsque la haine fait jour et est ressentie pleinement que l’amour de l’objet fait jour et que la personne endeuillée sent qu’elle peut conserver en elle l’objet aimé et perdu…
3.3 – La culpabilité
De même, un affect va être massivement présent, c’est la culpabilité rencontrée par une sorte d’objectivation du fantasme d’une filiation fautive, incestueuse.
Korff-Sausse, à ce sujet, plaide pour un partage de celle-ci par les parents (si cela est possible bien entendu). La culpabilité peut être si forte qu’un des deux parents peut finir par rentrer dans une dévotion masochique afin de tenter d’expier une faute qu’il penserait avoir commise.
3.4 – La dette de vie
Un autre problème est à situer vis-à-vis de la dette de vie inconsciente qu’analyse Monique Bydlowski, psychiatre et psychanalyste, dans son ouvrage « La dette de vie » : « Nous devons la vie à nos parents. Et certains se demandent jusqu’à leur dernier jour comment rembourser cette dette. La meilleure façon de tenter d’acquitter cette dette de vie, inextinguible forcément, est de donner la vie à son tour, ou bien d’être créateur de sa propre vie ».
Alors en enfantant, en donnant la vie à un enfant, le parent peut régler sa dette envers les générations précédentes. Là encore, le handicap peut constituer un obstacle au solde de cette dette.
3.5 – Un nouveau statut social des parents
Enfin terminons avec le fait que la naissance d’un enfant handicapé entraîne des conséquences particulièrement importantes quant à la vie sociale des familles. Les solutions matérielles à trouver pour l’éducation de l’enfant, sa vie quotidienne, d’une part sont coûteuses en temps et en énergie, mais d’autre part, cela peut se loger dans le regard et les attitudes des autres également qui, même avec de bonnes intentions, marquent le changement de statut de ces parents.
IV – LE VÉCU PERSONNEL DES PERSONNES HANDICAPÉES
Notre corps étant le premier signe (visuel) et le premier médiateur de notre présence au monde et aux autres, il est évident que toute altération des fonctions motrices va avoir des conséquences importantes dans notre vie. Cela va influer sur :
– notre manière d’être,
– notre façon d’habiter notre corps et de le considérer,
– de ressentir les situations.
Cette rupture biologique va aussi avoir des incidences sur :
– notre manière de nous installer dans un environnement humain
– et d’être reconnus par les autres comme un sujet détenteur d’humanité.
4.1 – Vécu personnel
Quoi qu’il en soit, il ne fait pas de doute, un handicap ne peut que léser le vécu quotidien de la personne handicapée.
Parmi les souffrances (angoisses) quotidiennes que nous devons assumer en tant que personnes handicapées dont le corps est défaillant ou fragilisé, la crainte des dérobades du corps est quasi permanente. Même si elle n’apparaît pas toujours à la conscience claire, elle constitue un fond d’anxiété permanent. Tout acte qui met en jeu notre corps » en panne » ou qui peut » tomber en panne « , est un risque.
Et cela, même si nous pensons avoir acquis suffisamment de maîtrise fonctionnelle. Se retrouver par terre, tomber parce que l’on a perdu l’équilibre, ou bien renverser son verre parce que l’on n’a pas pu maîtriser une contracture… ce sont des expériences qui nous rappellent trop souvent notre faillibilité. Cela est particulièrement éprouvant et nous ébranle au plus profond de nous-même. Cela balaie en un rien de temps l’illusion de normalité avec laquelle l’on paraît vivre.
Sitôt que l’on quitte un milieu adapté ou connu, notre tranquillité d’esprit laisse la place à tout un questionnement : vais-je trouver de la place pour garer ma voiture de manière à pouvoir descendre mon fauteuil, y aura-t-il des marches, y aura-t-il un ascenseur, vais-je pouvoir me faire aider etc.? L’imprévu est toujours difficile à vivre parce qu’il contribue à créer des frustrations qui ravivent le souvenir de notre intégrité corporelle perdue, même si nous en avions fait le deuil. Pendant quelques instants ou quelque temps, tous est remis en question : notre vie, nos projets, notre lutte pour surmonter les obstacles que nous rencontrons.
4.2 – Le regard porté sur la personne handicapée
« Ne pas se fier aux apparences », « L’habit ne fait pas le moine », etc… nombre d’adages ont popularisé l’idée que la véritable identité se situe sous le vernis et non à la surface des choses et des gens. Pourtant, l’image que nous renvoie notre miroir et le regard que nous portent les « autres » ne sont pas anodins, ils nous « définissent » car ils nous situent vis-à-vis de la norme.
En effet, regarder et voir ne sont pas seulement des perceptions mais des actes par lesquels se joue notre appartenance à la communauté humaine : Être regardé = c’est être humanisé ou déshumanisé, / et Regarder = c’est être humain ou inhumain.
A ce titre, nombre d’hommes et de femmes atteints dans leur intégrité physique et psychique disent souffrir davantage aujourd’hui du regard posé sur eux que de leurs propres limitations. L’histoire du regard social porté sur le handicap, fait de préjugés, est l’histoire d’un rejet de personnes jugées hors norme.
4.3 – Image de soi
Bien que les considérations esthétiques de ce qui est beau ou ne l’est pas reposent sur des normes définies depuis les temps classiques, on semble assister aujourd’hui à une prise de conscience de l’importance de l’image dans les interactions sociales, et par conséquent du rôle de l’image de soi dans la possibilité ou non de « participer pleinement » à la vie sociale.
Le terme d’image sert à désigner l’image globale que chacun donne à voir à « l’autre ». Notre apparence est élaborée sur la base des stratégies et objectifs sociaux : paraître crédible, sérieux, faire rire, séduire etc.
L’image de soi est intimement liée à l’image de soi sociale que nous renvoient les autres et dans un univers régi par la loi de l’apparence, la personne handicapée a bien du mal à exister.
4.4 – Une image de soi sociale construite en fonction des normes de la société.
La réhabilitation de l’image de soi fait partie de ce que les « accompagnateurs sociaux » peuvent apporter à la personne en situation de handicap pour une meilleure participation sociale.
Il s’agit là :
– d’accompagner la personne,
– de travailler sur l’image qui va la désigner dans le jeu social,
– de lui permettre d’agir sur les interactions au lieu de les subir,
– d’être en mesure de jouer des rôles,
– d’user de sa séduction comme d’un atout relationnel et d’un mode d’affirmation de soi, etc.
Mais la séduction sociale n’a rien de naturel, elle est de l’ordre du jeu, comme l’évoque le sociologue Jean Baudrillard : « La séduction n’est jamais de l’ordre de la nature, mais de celui de l’artifice ; jamais de l’ordre de l’énergie, mais de celui du signe et du rituel« .
Préparer et jouer un rôle social n’est donc pas toujours de l’ordre de l’authentique mais il est quand même question d’une certaine forme d’acceptation du monde, tel qu’il se présente à nous. Cela peut être une forme de compromis pour une meilleure participation à la vie de la société.
4.5 – Image de soi dégradée et perte d’identité
Quand l’entourage parle d’une personne handicapée, c’est le plus souvent en termes d’organisation matérielle de la vie : insertion sociale, appareillages, rééducations, emploi du temps.
Ainsi, le besoin d’aide pour les actes quotidiens peut dénaturer les relations et les échanges avec l’entourage. La pitié peut remplacer l’amour, quand l’autre ne devient plus qu’un objet de soins. La dépendance peut entraîner de la part de l’entourage une réelle infantilisation de la personne handicapée : on pense pour elle, on parle pour elle, on agit à sa place…
Le manque de reconnaissance de soi dans une relation de dépendance physique et une image de soi dégradée peuvent donc amener les personnes handicapées à une perte d’identité, mais aussi au rejet des autres, ou à l’expression d’un découragement de ne pouvoir faire ou réaliser leurs projets.
En effet, toute personne a besoin de se projeter dans l’avenir, de réaliser quelque chose… Tout projet envisagé par une personne handicapée se heurte à une multitude d’obstacles financiers, matériels et humains supplémentaires et demande pour aboutir plus de volonté. L’identité et l’image de soi se construisent dans ce dépassement de soi.
4.6 – La revendication du droit à l’image de soi
Du jeu social à la revendication du droit à l’image de soi, aujourd’hui de plus en plus de personnes handicapées franchissent le pas :
Delphine Censier tétraplégique, posant en lingerie fine pour une expo de photos, évoque son besoin singulier de se réconcilier avec son corps, dont elle avait une représentation très médicale, la peur de se regarder dans une glace, mais aussi les milieux institutionnels qui surprotègent les personnes en situation de handicap et finissent par éteindre les aspirations de chacun en les coupant de la société, et donc de la réalité de la vie.
Construire une image de soi ou parvenir en partie à s’en affranchir, ce n’est pas seulement se défendre contre les réactions négatives de l’entourage, mais aussi s’adapter, apprendre à se situer, être capable de s’inscrire dans un projet… en un mot, exister.
La re-construction d’une image de soi réside dans l’acceptation et non pas le masquage de son handicap.
4.7 – Le Normal et le Pathologique
Le philosophe français Canguilehm a soulevé la question d’opposition entre les deux concepts « normal » et « pathologique ».
Il dit que l’état pathologique n’est qu’une modification quantitative de l’état normal. Le pathologique obéit à une normativité qui lui est propre. Ainsi, être malade, c’est encore vivre, et vivre, c’est toujours fonctionner selon des normes, même restreintes, et parfois selon une normativité tout nouvelle.
Il montre que le fond du problème posé par les définitions du normal et du pathologique réside dans la connaissance de la vie qui n’est ni un simple équilibre, ni une auto-régulation. Ainsi, plutôt que normale, on pourrait dire que la vie est normative, c’est-à-dire constitutive de ses propres normes auxquelles le pathologique participe.
4.8 – La notion de l’Altérité
Un grand nombre de sociétés ont évolué dans leur capacité à accepter ce qui est perçu comme différent, comme une altérité. Cette évolution dans notre rapport à « l’autre » nous a permis de dépasser le simple stade du rejet le plus absolu, si bien qu’aujourd’hui, la principale difficulté lorsque l’on se trouve confronté à une personne handicapée, se situe pour la plupart d’entre nous dans le « savoir comment se comporter ».
Comment changer le regard social ?
Il n’est donc pas question d’une part, de verser dans une vision béate de sociétés devenues tolérantes et promouvant la différence comme une richesse absolue, ni de nier d’autre part la nature humaine et ses réactions, mélange de peur, de gêne ou d’angoisse, souvent négatives vis-à-vis du handicap. De cette première impression « troublante » naît souvent un sentiment de culpabilité qui sera casé dans une forme de refoulement et qui pourtant, n’a rien de malsain.
C’est en quelque sorte le propos du philosophe français Emmanuel Levinas, lorsque celui-ci nous invite à « ne pas être dupe de la morale », c’est-à-dire d’accepter le ressenti négatif et cette tendance spontanée à rejeter ce qui nous dérange.
Consciente de la « banalité du mal » la philosophe allemande Hannah Arendt, exprime l’idée que la sympathie n’est pas une affection naturelle, sur laquelle on peut fonder une morale du sentiment, elle est au contraire « contre-nature ». Elle établit une morale basée sur l’éthique et promeut la connaissance de soi par la connaissance d’autrui. La reconnaissance du sujet handicapé par lui-même et par les autres est donc un long cheminement
4.9 – Le petit enfant, est-il conscient de son handicap ?
La construction de la personnalité de l’enfant handicapé se fait à partir du regard des autres, d’abord à partir de ses Autres primordiaux, mais également avec le regard que l’enfant handicapé va ensuite poser sur sa propre expérience du handicap. Comment va-t-il progressivement inscrire sa différence dans son identité ???
La question à poser est celle de l’avoir ou de l’être. Avoir un handicap ou Être handicapé ?
La logique à laquelle a affaire l’enfant handicapé suit le même principe, dois-je être semblable aux autres et tenter d’annuler ce handicap ? Suivre cette logique peut le mettre en grande difficulté de devoir finalement nier ce qu’il est. Ou bien, une autre logique pourrait être : suis-je complètement différent des autres ? Et dans ce cas, l’enfant pourrait être amené à se sentir radicalement autre vis-à-vis de ses pairs et par là s’identifier complètement à ses manques, ses déficiences.
Que l’on soit enfant, adolescent, adulte handicapé moteur ou l’étant devenu à un moment donné de sa vie, notre histoire est marquée du sceau du manque et notre identité porte à jamais la marque de cette déchirure.
V – NOTION DE « MANQUE » EN PSYCHANALYSE
Le manque est une notion centrale et capitale en psychanalyse, car l’être humain est intrinsèquement constitué d’un manque récurrent, répétitif, qui l’amène à être dans un état perpétuel de recherche et de remaniements intérieurs.
J. Lacan évoque un Vide qu’il appelle le « manque-à-être », désignant le vide fondamental dans la structure du sujet ; il est « fondamental » car il contient une énergie qui pousse et qui fait sortir le Sujet de l’impasse du désir de l’Autre par le biais du langage. Pour Lacan, le désir naît de la symbolisation primordiale et de la castration. Le langage vient donc comme symbole de l’absence-présence, afin de lutter contre le vide de l’absence. Le désir viendra alors tenter de combler ce manque par une recherche de l’objet perdu.
5.1 – Le désir en psychanalyse
La psychanalyse ne cesse de poser la question du désir. La théorie centrale du refoulement suppose en effet qu’il existe chez chaque homme des désirs interdits qui ont été expulsés de la conscience et qui continuent à constituer une menace. Les contenus refoulés présents dans l’inconscient sont les désirs que la cure psychanalytique a pour tâche de dévoiler au patient lui-même.
Lacan a profondément réfléchi au statut du désir en psychanalyse. Il l’oppose au besoin qui est strictement biologique. L’objet du besoin ne met pas en question le sujet et son monde. En effet, il est de l’ordre des fins, de ce qui est anticipé et donc maîtrisé quand bien même les moyens manqueraient pour l’obtenir. L’homme a une toute-puissance sur son monde.
C’est en réalité dans la relation à l’autre, dans la demande, que va se manifester le désir. En demandant quelque chose à l’autre, je manifeste toujours ma toute-puissance car j’exige de lui quelque chose, mais cette puissance ne fait que masquer le manque fondamental qui motive la demande, car sans manque, la demande n’aurait pas lieu d’être. La demande est donc simultanément une négation de ma toute-puissance. Mais ce qui est alors demandé à l’autre, c’est de combler un manque originel, un vide d’être qui est le désir lui-même. Ce manque étant une condition commune aux hommes, la demande ne peut être qu’insatisfaite, d’où la profonde ambiguïté des relations à l’autre.
Être homme, donc, c’est exprimer des désirs, être sujet et objet de désirs. Lorsque le corps est défaillant, aussi bien en ce qui concerne la motricité que l’esthétique, qu’en est-il de ce jeu du désir qui est à la source même de toute notre vie et qui donne un sens à tous nos projets ?
5.2 – Le corps en psychanalyse
L’homme entretient avec son corps une relation très différente de celle de l’animal. On pourrait dire : l’homme a un corps, l’animal est ce corps.
L’homme a un corps parce qu’il lui est décerné par le langage et c’est celui-ci qui introduit cette disjonction entre l’être et l’avoir. L’observation scientifique nous apprend que l’homme vient au monde prématuré. Ses instincts ne sont pas à la naissance adaptés à son environnement, ce qui nous permet de dire que l’enfant d’homme naît handicapé.
Ce handicap va être surmonté de deux manières : par l’image et par le langage. La vue, est chez l’enfant d’homme, plus développée que les autres sens et c’est en s’appuyant sur ce qu’il voit dans le miroir que l’enfant va avoir une image de son corps. C’est le narcissisme freudien, théorisé par Lacan dans le Stade du miroir. Ce corps que je vois devant moi, j’apprends que c’est moi parce que l’adulte parle (ça se fait généralement en présence de la mère ou d’une personne aimante de l’entourage). Cette découverte se fait donc quand la mère parle, quand elle dit : « ça c’est toi » en désignant mon image dans le miroir. Moi enfant, vois mon corps séparé du corps de ma mère. L’enfant voit donc son corps entier, séparé du corps maternel.
Pour l’homme, il y a le corps qu’il a, qu’il voit, qu’il montre, mais il y a aussi le corps en tant qu’il est vivant, éprouvant des plaisirs et des douleurs. Si au détour d’un couloir vous ignorez que s’y trouve un miroir et que vous voyez surgir tout d’un coup un personnage qui se meut vers vous, dans le bref instant où vous n’avez pas encore pris conscience que c’est de vous qu’il s’agit, l’inquiétude, voire l’angoisse vous étreint. C’est ce que Freud nomme «l’inquiétante étrangeté» ou «inquiétante familiarité» Il y a là une fenêtre entrouverte sur ce qui est réellement étranger au moi, mais plus proche de mon être. Ce qui semble étranger nous est en réalité connu d’une manière secrète, et fait retour de l’extérieur…
Dans la confrontation au handicap, écrit Colette Assouly-Piquet « tout se passe comme si l’autre, à la fois familier et étranger, avait le pouvoir de nous renvoyer une image déformée de nous-mêmes jusqu’à détruire le sentiment intime de notre identité… »[3]. Car le regard, avant de se détourner, est paradoxalement attiré par la mutilation, la difformité, comme stoppé, médusé par une vision « monstrueuse ».
Cette sidération de la pensée ne permet pas de rencontrer tel enfant, tel adulte « porteur de handicap »; seuls demeurent les jambes coupées, le fauteuil roulant, la gestuelle ou la mimique inhabituelle qui font écran à toute rencontre… Cela nous révèle que le corps imaginé n’est pas tout, qu’il manque quelque chose à l’image.
5.3 – Image du corps et schéma corporel
Françoise Dolto fait une nette distinction entre « image du corps » et « schéma corporel ».
Le schéma corporel spécifie l’individu en tant que représentant de l’espèce. Il est le vécu du corps actuel au contact du monde physique, tel qu’il est dans l’espace. Il se structure par l’apprentissage et l’expérience.
Le schéma corporel va donc dépendre de l’intégrité de l’organisme ou des lésions éventuelles (neurologiques, musculaires, etc.). Il est donc toujours atteint, quand l’atteinte du corps va être précoce. Il n’en est pas de même pour l’image du corps.
L’image du corps est propre à chacun. Elle est liée au sujet et à son histoire. L’image du corps est édifiée dans le rapport langagier à autrui et constitue un pont de communication interhumain. Elle est relationnelle. S’élaborant dès les temps premiers de l’existence, l’image du corps prend appui sur les paroles de l’autre et plus particulièrement sur celles de la mère auquel l’infans est charnellement attaché. Elle est la synthèse vivante des expériences émotionnelles vécues à travers les sensations érogènes.
L’image du corps est du côté du désir, pas seulement du besoin. C’est pour cela il faut repérer dans l’histoire du sujet ce qui a polarisé ses désirs, ce qui a été pour lui source de satisfaction. Par les médiations de langage, les parents donnent la structure d’une image du corps saine et soutiennent la relation de l’enfant à autrui.
L’enfant handicapé, avec un schéma corporel perturbé, peut avoir une image du corps saine ; pour cela, il faut que la relation aux parents soit souple:
– Il est indispensable que sa déficience physique lui soit expliquée par rapport à son passé non infirme ou lorsque c’est le cas à la différence congénitale entre lui et les autres enfants.
– Il est nécessaire qu’il puisse exprimer ses fantasmes et ses désirs, qu’ils soient réalisables ou non selon son schéma corporel. Ainsi a-t-il besoin de jouer verbalement avec sa mère en parlant de courir, sauter, choses que sa mère sait comme lui qu’il ne pourra pas réaliser.
– Il doit être reconnu comme sujet de ses désirs par ses parents qui l’aiment.
– Il projette de la sorte une image du corps saine, symbolisée par la parole dans l’échange (avec ses parents et les autres).
On sait bien que l’enfant handicapé ne va pas cesser de rencontrer des déceptions quant à ses possibilités qui vont être source de frustrations. Les parents sont appelés à aider l’enfant dans les renoncements qu’il devra accepter sans chercher nécessairement à les imposer de manière forte, en ramenant par exemple les paroles de l’enfant toujours à une réalité censée lui rappeler sa condition.
Ceci est indispensable et vital à deux niveaux, d’éviter d’une part son effondrement, une éventuelle dépression, qui pourrait se déclencher face à la perte, mais d’autre part, il s’agit de la survie de la vie fantasmatique de l’enfant qui est en jeu si on ne cesse de lui refuser d’imaginer, même ce qu’il ne sera jamais en mesure de faire. Cela ne signifie pas qu’il faille laisser s’installer pour autant l’illusion d’une toute-puissance. C’est un délicat positionnement à trouver, à construire avec l’enfant.
On pourrait ainsi dire que les enfants handicapés peuvent dessiner des corps qui ne présentent aucun des dysfonctionnements ou des manques qui sont les leurs. « L’image du corps est l’incarnation symbolique inconsciente du sujet désirant »[4].
La parole est l’organisateur qui permet le croisement du schéma corporel et de l’image du corps. La relation aux parents est donc très importante, et pose la question de leur acceptation de l’infirmité du corps de l’enfant. L’enfant se trouvera narcissisé d’être aimé comme il est ou au contraire dénarcissisé dans sa valeur personnelle. Si les parents, désorientés par leur enfant, ne cherchent plus à communiquer avec lui autrement que dans un corps-à-corps pour l’entretien de ses besoins, abandonnant ainsi son humanisation, celui-ci ne saura pas aller vers l’autre, mettant en jeu son désir et des capacités d’échange.
Mon témoignage personnel
J’ai perçu très tôt la souffrance de ma mère par rapport à mon handicap.
Ma mère a toujours voulu éliminer ce handicap qui était insupportable pour elle, par le biais de la prière…
Elle m’avait inculqué une idée obsessionnelle, l’obtention de la guérison d’une manière miraculeuse et ceci à partir d’un événement qui a eu lieu au début de ma première enfance. J’avais presque 5 ou 6 mois, quand mes parents m’ont amené dans un couvent au nord du Liban, « Mar Antonios Kozhaya » pour passer la nuit après m’avoir mis autour du cou un collier béni et bien fermé et qui était offert par les moines du couvent. Au matin, on trouva que le collier s’est défait tout seul sans aucune intervention humaine, ce que la légende divine expliqua comme la promesse d’une guérison qui va se réaliser un jour.
Cette idée m’a bercé pendant de longtemps années… Et pendant tout ce temps, j’attendais passivement le miracle.
Mon quotidien était calqué sur mon schéma corporel stigmatisé par mon handicap physique. Tout le discours de ma mère tournait autour des exercices que je devais faire pour développer la petite force physique que j’avais au niveau de mes jambes. Elle ne m’a jamais permis de participer aux activités ordinaires de la vie quotidienne qui sont censées aider tout enfant à développer ses fantasmes et ses désirs.
Avec beaucoup d’émotion je rends hommage à mon analyste qui m’a accompagné dans mon long travail analytique et m’a aidé par sa qualité de présence et de travail à pouvoir édifier ma propre parole et à être un sujet de désir.
Je termine mon témoignage par une citation dite par un bouddhiste qui s’appelle Houeï Neng : « Le vrai miracle n’est pas de marcher sur les eaux ni de voler dans les airs : il est de marcher sur la terre. »
Je reviens à mon exposé théorique,…
5.4 – Le sujet exprimant ses désirs
C’est donc la dimension du désir qui va faire la différence, de passer du corps-image au corps-parole, car la seule manière de prendre de la distance est de réintroduire le sujet et le désir à partir de ce qu’il dit de ce handicap. Pour cela, il faut repérer dans l’histoire du sujet ce qui a polarisé ses désirs, ce qui a été pour lui source de satisfaction. À partir de là il sera possible de déplacer la jouissance mortifère du handicap pour la réalisation d’un projet.
En effet, ce dont il s’agit c’est de permettre au sujet une création, une invention originale et singulière qui lui permettra de surmonter son handicap. Nous devons l’aider, lui ouvrir la voie pour lui permettre ce que LUI SEUL peut réaliser, à savoir de prendre en charge le singulier de sa solution.
La participation des handicapés physiques au Jeux Olympiques en est un exemple, mais c’est bien entendu au cas par cas, et dans une dimension bien plus modeste que nous devons situer notre action, pour aider le sujet à surmonter son handicap. C’est là que peut se situer une véritable satisfaction, bien supérieure à la satisfaction narcissique, car elle touche à la dimension profonde de l’être.
En définitive, le corps n’est un handicap que si le caractère trompeur de son image vient occulter la déchirure première à laquelle est lié ce handicap d’être né. La psychanalyse, à l’inverse, nous incite à reconnaître dans ce manque fondamental la source du désir. La révélation de ce désir fonde la possibilité pour le sujet d’établir de nouveaux rapports avec son corps, non plus en s’obstinant à combler mais en créant.
Peut-on apprendre du handicap et des personnes en situation de handicap ?
Si l’on reste pris dans l’illusion réparatrice, cette question semble saugrenue. Mais si l’on ose véritablement rencontrer l’autre et vivre une certaine réciprocité qui nous fait passer de la relation d’aide au lien de rencontre, alors la question n’est plus du tout déplacée.
Je ne parle pas seulement de la «leçon de courage» dont le stéréotype contraint parfois la personne atteinte d’un handicap à n’exister qu’en se surpassant. Je pense surtout à cette conscience des limites, à cette réflexion sur la souffrance, sur la mort et sur le sens de la vie :
Les personnes atteintes d’un handicap nous apprennent à ne pas nous illusionner sur notre pouvoir, à accepter de voir en face nos manques et nos dépendances.
Et dans l’échange au quotidien, ce sont parfois des expériences toutes simples, mais tellement essentielles, que nous découvrons. Par exemple : « la lenteur ». Nous allons toujours trop vite, trop loin, sans écouter les signes du monde et des personnes qui nous entourent. La lenteur, expérience généralement qualifiée comme un « manque de rapidité », peut être une compétence supplémentaire, un «plus de présence»…
Dans son étude anthropologique sur « Corps infirmes et sociétés », Henri-Jacques Sticker évoque une des fonctions primordiales du handicap, qui est d’être la preuve « de la déchirure de notre être qui ouvre sur son inachèvement, son incomplétude, sa précarité. {…} Il empêche la société des hommes d’ériger en droit et en modèle à imiter, la santé, la force, l’astuce, l’intelligence ». Il dénonce la « folie des bien-portants…»[5].
Il ne s’agit pas de valoriser le handicap en tant que tel, mais d’accepter l’interrogation existentielle qu’il nous pose. Ainsi, le miroir du handicap nous aide à reconnaître en l’autre des aspects de nous-mêmes que nous rejetons, ignorons et ne voulons pas voir. C’est le sens de l’inquiétante étrangeté ou inquiétante familiarité : reconnaître en nous ce qui est Autre. On retrouve la question de l’altérité qui nous est posée du dehors mais nous concerne intimement, au sens où, comme le titre Julia Kristeva, nous sommes tous « étrangers à nous-mêmes ».
Je conclue en citant Jean Massin, un musicologue français
Je refuse d’être aimé parce qu’infirme : toute pitié est immonde
Je refuse d’être aimé quoiqu’infirme : toute restriction est blessante
Je demande à être aimé – infirme.
[1] Journal Officiel de la République Tunisienne, La Protection des Personnes Handicapées, article 2 de la Loi d’orientation du 15 août 2005.
[2] Guidetti M. et Tourrette C., Handicaps et développement psychologique de l’enfant, Armand Colin, 2002.
[3] Colette Assouly-Piquet, Regards sur le Handicap, Marseille, Hommes et perspectives, 1994.
[4] Dolto, F., L’Image inconsciente du corps, Le Seuil, Paris, 984.
[5] Henri-Jacques Sticker, Corps infirmes et sociétés, Dunod, 1982